dimanche 1 octobre 2017

LETTRE A PHILIPPE RAHMY, le soir de sa mort

Très chère Carcasse,

je venais d’arriver à Montparnasse après trois jours de discussions autour du mot liberté, un débat qui t’aurait plu, lorsque j’ai reçu un message d’un ami commun, Pierre Lepori, m’annonçant ta mort dans un message désolé. Philippe Rahmy vient de nous quitter. Comment entendre un tel énoncé une semaine après la mort de mon père ? Comment accepter que l’ami avec qui je viens de passer une magnifique journée il y a une semaine à peine pour lancer un grand projet commun en Argentine, vient de s’en aller subitement pour ne plus revenir ? 

Rupture de l’aorte. Il est tard mais je ne peux pas me détourner du téléphone. J’appelle Tanja. C’était comme une exigence physique. Un geste que je ne peux pas retenir. Pour dire que je ne sais pas quoi dire, que je suis consterné et presque muet mais que je suis là en pensées et en amitié. Tanja a les mots justes : tu as choisi de vivre pleinement ta vie, tu l’as fait sans te soucier constamment de la menace qui pesait sur tes os si fragiles, ces os brisés cassés fracturés qui t’ont si souvent menés dans les hôpitaux, t’immobilisant de longues semaines.

Plutôt la vie. Tu as choisi ce côté-là de l’existence. La vie maintenant. Demain était si incertain qu’il fallait faire les choses sans attendre. C’est pourquoi, et je te l’ai encore répété la semaine dernière, j’appréciais chez toi, et je sais que c’était réciproque parce que nous en avions parlé, cette volonté du faire. Pardonne-moi le jeu de mot qui du fer s’est transformé en faire, mais tu es bon public et j’entends de là ton rire communicatif qui transformait les petits traits en grands éclats de joie. Ce faire, f.a.i.r.e., c’était la confiance mutuelle qu’une parole était une parole. Et que si l’on décidait de faire demain un projet de l’autre côté du monde qui commençait dans quelques mois, cela se ferait à coup sûr. On ne peut pas compter sur ce genre de certitude chez tout le monde. Mais nous, on se disait des choses que nous allions réaliser. Comme ce voyage à l’autre bout du monde qui devait en provoquer d’autres parce que soudain, dans l’enchainement exalté des mots, nous avions inventé un projet pour les dix prochaines années. Et puis il y avait le projet Carcasse qu’on avait interrompu un temps, par la force de nos voyages croisés, jusqu’à ce vendredi à Montricher où nous avions décidé de le relancer. On ferait de Carcasse un monologue à deux voix dont quelques pages s’écrivaient déjà au fil de nos lettres.

Alors oui ma chère Carcasse tu es parti un peu trop vite et le mot est faible. Avais-je oublié les risques, avait-je sous-estimé le danger ? Je crois que tu faisais beaucoup pour qu’on ne s’inquiète pas trop et pour ne pas présenter le visage de l’inquiétude quand on se rencontrait. Immense qualité qui te valait de nombreux amis et beaucoup d’estime. Plutôt la vie que l’apitoiement sur soi-même, plutôt l’humour que le désespoir permanent, plutôt l’amitié et ses projets impossibles que la résignation et l’enfermement.

Je t’écris le soir de ta mort et je n’ai pas réfléchi deux fois sur le fond et la forme. Je t’écris à toi parce que je ne peux pas abolir la distance qu’il y a entre nous, ni tourner le dos à notre amitié qui s’était prodigieusement enrichie ces derniers jours. On se voyait peu, mais quand on se voyait c’était une évidence. Et notre projet futur ressemblait à un programme pour ne pas se perdre de vue. On en riait de joie. Un projet à deux écrivains. Etre capable de cela. Nous embarquer sur la même ligne de flottaison pour une grande aventure, briser la solitude des écritures, édifier quelque chose de plus grand que la fatalité. Et je ne crois pas que c’est la fatalité qui a gagné. Je crois simplement que tu me laisses tout le boulot pour une très longue sieste, que tu commences la révolution démocratique par la proposition numéro un d’Albert Cossery dans Les Fainéants de la vie fertile – mince on avait parlé de lui la semaine passée et moi d’évoquer hier sa liberté de dandy pauvre oisif et désinvolte, oui tu avais choisi comme lui de faire du sommeil une arme pour contrer l’accélération du temps, la domination et l’impératif aliénante du travail. C’est bon tu peux te réveiller, tu l’as dis-toi même : plutôt la vie.

En fait je ne sais pas d’où vient cette exhortation à vivre. Mais on la retrouve dans une gravure de Max Piccard sur la couverture de ton dernier livre, à paraître dans quelques jours chez En bas : Propositions démocratiques. J’en découvre ce soir le contenu. Les lignes flottent dans ma tête, je repense à ton dernier livre que nous présentions ensemble à la radio le 29 août dernier, Monarques, et à tous tes très beaux livres.

Dans Propositions comme dans Monarques, et la plupart de tes livres, et quand on t’entend si bien en parler, il y a toujours une sorte de philosophie de l’amour et de la tendresse, malgré et grâce aux failles qui traversent ta vie et qui t’on donné une certaine sagesse, très étayée par les histoires de tes lignées et de ta maladie, et mâtinée d’une vision politique du monde qui obligeait à l’hospitalité, à l’écoute et à l’amitié. Plutôt la vie que la guerre, plutôt la vie malgré les silences et les fêlures. Plutôt la vie du langage qui rend tout possible.

Ce projet en Argentine, sacrée Carcasse, on va le faire. Je compte bien sur tes pensées et un peu de hantise si tu veux bien pour réaliser ce NOUS beaucoup plus large que toi et moi, dans un projet commun qui s’appelle amitié.

David Collin, le 1er octobre  2017, Paris.

Illustration Bobi+Bobi