dimanche 21 mai 2017

LECTURE / LES CERCLES MEMORIAUX de David Collin, par Anne-Françoise Kavauvea

Quand s’approche la fin, il ne reste plus d’images du souvenir ; il ne reste plus que des mots. Il n’est pas étrange que le temps ait confondu ceux qui une fois me désignèrent avec ceux qui furent symboles du sort de l’homme qui m’accompagna tant de siècles. J’ai été Homère ; bientôt je serai Personne, comme Ulysse ; bientôt, je serai tout le monde : je serai mort. / J. L. Borges, L’Immortel, in L’Aleph (traduction par Roger Caillois et René L.-F. Durand)


   Il est difficile de saisir le mouvement qui anime le beau roman de David Collin tant il est subtil. Tout y est animé. Le corps du Naufragé retrouvé aux portes d’un sanctuaire dans le désert de Gobi est inerte, la plupart du temps, sauf quand les mouvements incontrôlés du rêve l’agitent en un combat qu’observent, compatissants, les nomades qui l’ont recueilli et les chamanes qui le soignent. Cependant son âme veille et contemple, étonnée, l’aspect de ce corps devenu lieu, « ramifications » à parcourir comme un labyrinthe inquiétant mais fascinant. Le Naufragé, en effet, est inconnu à lui-même. Le roman s’annonce quête, à la fois d’identité et de mémoire. Evidemment, elles sont indissociables, mais la recherche se dédouble, questionnement intime mais aussi recherche d’un autre … qu’il a oublié. 
   Son aphasie initiale semble irrémédiable. Cependant, les mots ne sont pas absents puisqu’à ses côtés a été retrouvé un carnet rédigé dans une langue disparate – d’ailleurs, la langue que parle le Naufragé et les autres personnages est un mystère, comme si Babel avait ressuscité. Cheng, l’un des chamanes qui le soignent, initie cette hétérogénéité linguistique en livrant  des extraits de ce carnet :
Extrait du carnet n°3, p. 38 (texte original rédigé sous forme de labyrinthe circulaire. Les mots soulignés par l’auteur restent dans la langue originale) :
… en somme, une escalade de coïncidences me conduit au cœur de la verdad. Elles reconstituent ce qu’ils ont voulu détruire pour toujours : la figure d’un destin, l’enchaînement des choses qui nous relient au plus près, au plus vaste, au plus grand des hasards d’être nous-mêmes… je marche sans connaître mon but véritable, mais j’ai l’intime conviction de m’approcher finalmente de la verdad. Sait-il que je le cherche ? A-t-il oublié ses fautes passées, l’abandon de sa famille, les raisons de sa fuite, la déchirure ?
   Le labyrinthe est omniprésent dans Les cercles mémoriaux ; il semble tatoué sur la peau du Naufragé et gravé dans chaque page du roman. Son entrée est cachée ; elle se confond parfois avec la porte du rêve – autre vie, dégagée de la conscience, qui aide à faire surgir, par bribes souvent indéchiffrables, ce passé qui hante l’homme silencieux. Les allées de ce labyrinthe l’égarent tout en lui permettant de retrouver des strates de mémoires, et l’on note combien l’écriture de David Collin semble tellurique, s’adaptant à chaque surface mais plongeant aussi dans des couches inatteignables. Elle transcrit à merveille cette poursuite insensée (parce qu’elle n’a ni point de départ ni objectif défini) de la mémoire, mais aussi de cet autre dont on ignore tout.


   Et la parole finit par renaître, spontanément, à la fois naturelle et miraculeuse, par la rencontre de Shen-li, jeune femme qui tente de figer le mouvement pour le décrypter grâce à son appareil-photo (les notes qu’elle prend  émaillent le roman à partir de ce moment, s’attardent sur un détail – souvent de hasard).
Photo n°20 – Note de Shen-li
Quartier d’artiste à Shanghaï. Longue pause sur trépied. Moganshan-lu est une presqu’île prête à glisser dans la rivière. Feuille déséquilibrée par le vent. L’allée centrale est l’organisme végétal qui tient le tout, le centre du cocon ouateux autour duquel s’organisent les ateliers. Alvéoles partout, ruche pour l’art contemporain. Saturation des blancs, à la limite du monochrome.
 Surgit ensuite un nom, Oulan-Bator, lieu désigné, identifiable, but qui oriente la quête. Puis le Naufragé se voit attribuer un nouveau patronyme qui lui convient parfaitement. Ainsi, la recherche de la mémoire est indissociable du hasard – motif qui s’inscrit tout au long du texte. La rencontre est à l’origine de tout, les bifurcations d’apparence arbitraire dessinent un labyrinthe qui, on commence à l’entrevoir, a une issue.

   C’est là que se dévoile la finesse et l’intelligence de l’écriture de David Collin qui parvient à englober tous les mouvements qui s’offrent au Naufragé (je continuerai à le nommer ainsi). Déplacements géographiques aventureux, cheminement vers le souvenir, vers le passé qui ne se dévoile que par éclats souvent mystérieux, mais aussi vers un avenir qui promet la révélation… Ces méandres combinant l’espace et le temps s’incarnent en cette marche à l’envers prescrite par le chamane Galsam. Ils sont confirmés par la prescription du docteur Ping à Shanghaï : « A rebours ! » Le Naufragé ne cesse de marcher, chacun de ses pas s’inscrivant dans une chorégraphie complexe et précise qu’il ne maîtrise pas, qui le conduit vers l’objet de sa quête. Les pas du Naufragé garantissent son contact avec la terre : l’homme est une parcelle de l’univers, il est minéral, végétal ; les villes aussi sont des forêts et leurs ruines redeviennent pierres posées au hasard des bouleversements telluriques.

 Les frontières s’abolissent comme le temps : l’avenir doit conduire au passé, les océans ne sont plus des obstacles et les personnages semblent avoir des ailes, de Mongolie en Chine, puis en Argentine. Les traces s’effacent du paysage mais demeurent par l’écriture qui, au gré des mots, réorganise le monde.
   Dans mes dernières notes, j’élabore une théorie personnelle des souvenirs, de leur enfouissement à leur redécouverte, des soudaines remémorations aux impressions de déjà-vu. Je relève scrupuleusement chaque image qu’un objet ou une vision suscite, puisque rapidement j’oublie jusqu’à leur brève apparition.
   Il m’est indispensable de noter chaque détail, de ne rien perdre de la continuité du processus, d’exercer les muscles de cette petite mémoire endormie qui ne ressurgit que dans ses oublis, qui ne revient qu’en fragments désordonnés.
   L’écriture rassemble, met en relation. Et l’accumulation scrupuleuse de ces fragments, organise ce qui, à première vue, apparaît isolé. Sans raison d’être.
   Cercles concentriques ? Si oui, ils s’élargissent. J’ai vu entre entre eux des intersections, des rencontres, toujours dans la complexité du mouvement. Le roman de David Collin emprunte des chemins qui combinent hasard et nécessité : il découvre peu à peu  les diverses couches de ce cheminement complexe et lumineux. Et comme pour l’auteur, au cours de la lecture, s’imposent à moi des figures d’écrivains aimés, de Borgès déjà cité à Walser, l’inlassable marcheur dont l’écriture dessine des sentiers labyrinthiques…

Publié le 5 avril 2013 sur le blog de Anne François Kavauvea : De Seuil en Seuil.

mercredi 3 mai 2017

CLAIRE d'AURELIE, l'âme de Paupières de Terre

Claire d'Aurélie, amie, conteuse, fondatrice des éditions Paupières de terre, s'en est allée brusquement le 14 janvier dernier. Un gouffre. Une année presque jour pour jour (le 15 janvier) après la disparition d'un autre ami très cher, JB Pontalis. Voilà le petit portrait que j'avais écrit pour le site internet de sa maison d'édition. En le lisant, elle m'avait dit en riant : "tu le publieras quand je serai morte !" - dc
Claire d’Aurélie, l’âme de Paupières de Terre


La vie est un conte. Raconter une vie c’est conter l’histoire d’une aventure personnelle qui traverse les strates infinies du temps. Imaginons le portrait de Claire d’Aurélie, plutôt que d’en tracer à grands traits les contours imprécis. On ne dit rien d’une telle vie si l’on commence par respecter les règles de la biographie, si l’on croit circonscrire Claire en quelques dates et références administratives, du genre « éditrice, conteuse,ornithologue ». Ecoutons-là : « Née dans une imprimerie, école buissonnière fructueuse, lecture sans fin ». Voilà qui est mieux. Ainsi commencent les bonnes histoires, les chemins sur lesquels s’édifient les contes, où grandissent les êtres qui prennent le temps de se construire, à petit pas, au rythme de la marche, de voyages modestes et de tours de France,de lectures, de contes et d’amitiés. Solitude et rencontres, Claire alterne le plein et le vide, allant de l’un à l’autre pour conter ce que les gens trop pressés ne verront jamais. Conter, écouter. Une manière de vivre qui apprend la générosité, le don, l’échange du confort contre celui de l’hospitalité. Claire dialogue avec les oiseaux et les hommes, tapissent les murs de son unique pièce avec une infinité de fragments, images de becs et de plumes, témoins de rencontres, papiers, écritures, matières, bribes de pensées, le tout constituant le décor d’un visible sans cesse réinventé, d’un invisible relevé par l’ensemble, d’un monde intérieur que côtoient les livres sources, les livres réalisés, les traces de véritables rencontres.

Et Claire fit naître Paupières de terre,qui dans un battement de cils ouvre l’esprit et convoque le regard vers l’ailleurs,à l’image des contes populaires qui, en quelques mots, nous transportent de l’Aveyron à l’Indonésie. S’il est fréquent de la croiser sur les routes et les chemins, valises lourdes et sacs remplis de livres qu’elle propose à ces librairies qui sont encore restées des librairies, Claire d’Aurélie ne s’encombre habituellement pas de bagages pour voyager. Elle nous démontre sans cesse qu’un livre suffit pour partir. Partir au loin comme partir en soi.Rêver, souffrir, désirer, aimer, penser. La vie est un choix. Une succession de choix, de croisements, de chemins qui constituent notre labyrinthe personnel : notre vie et sa complexité, riche de rencontres et de temps.En soi, la vie de Claire importe peu. Ce qu’elle a choisi d’en faire est un éternel présent, un don. Ses histoires, tous comme les livres qu’elle édite en sont les témoins.



(dc, le 22 mai 2012)
 Conteuse, messagère, éditrice, colporteuse, ornitholove-publiphobe.
En son regard on pouvait voir du ciel
le miroir. Et un instant penché 
sur ce miroir-là, vous receviez ce don
immense, étrange, d'un partage
où la part du ciel d'être humaine et 
peuplée d'ailes, vous consolait de l'absence
des dieux. 

Jacques Roman