Très
chère Carcasse,
je
venais d’arriver à Montparnasse après trois jours de discussions autour du mot
liberté, un débat qui t’aurait plu, lorsque j’ai reçu un message d’un ami
commun, Pierre Lepori, m’annonçant ta mort dans un message désolé. Philippe Rahmy vient de nous quitter. Comment
entendre un tel énoncé une semaine après la mort de mon père ? Comment
accepter que l’ami avec qui je viens de passer une magnifique journée il y a
une semaine à peine pour lancer un grand projet commun en Argentine, vient de
s’en aller subitement pour ne plus revenir ?
Rupture de l’aorte. Il est tard mais je
ne peux pas me détourner du téléphone. J’appelle Tanja. C’était comme une
exigence physique. Un geste que je ne peux pas retenir. Pour dire que je ne sais
pas quoi dire, que je suis consterné et presque muet mais que je suis là en
pensées et en amitié. Tanja a les mots justes : tu as choisi de vivre
pleinement ta vie, tu l’as fait sans te soucier constamment de la menace qui
pesait sur tes os si fragiles, ces os brisés cassés fracturés qui t’ont si
souvent menés dans les hôpitaux, t’immobilisant de longues semaines.
Plutôt la vie. Tu as choisi ce côté-là
de l’existence. La vie maintenant. Demain était si incertain qu’il fallait
faire les choses sans attendre. C’est pourquoi, et je te l’ai encore répété la
semaine dernière, j’appréciais chez toi, et je sais que c’était réciproque
parce que nous en avions parlé, cette volonté du faire. Pardonne-moi le jeu de mot qui du fer s’est transformé en
faire, mais tu es bon public et j’entends de là ton rire communicatif qui
transformait les petits traits en grands éclats de joie. Ce faire, f.a.i.r.e., c’était la confiance
mutuelle qu’une parole était une parole. Et que si l’on décidait de faire
demain un projet de l’autre côté du monde qui commençait dans quelques mois,
cela se ferait à coup sûr. On ne peut pas compter sur ce genre de certitude
chez tout le monde. Mais nous, on se disait des choses que nous allions
réaliser. Comme ce voyage à l’autre bout du monde qui devait en provoquer
d’autres parce que soudain, dans l’enchainement exalté des mots, nous avions
inventé un projet pour les dix prochaines années. Et puis il y avait le projet Carcasse qu’on avait interrompu un
temps, par la force de nos voyages croisés, jusqu’à ce vendredi à Montricher où
nous avions décidé de le relancer. On ferait de Carcasse un monologue à deux
voix dont quelques pages s’écrivaient déjà au fil de nos lettres.
Alors
oui ma chère Carcasse tu es parti un peu trop vite et le mot est faible. Avais-je
oublié les risques, avait-je sous-estimé le danger ? Je crois que tu
faisais beaucoup pour qu’on ne s’inquiète pas trop et pour ne pas présenter le
visage de l’inquiétude quand on se rencontrait. Immense qualité qui te valait
de nombreux amis et beaucoup d’estime. Plutôt
la vie que l’apitoiement sur soi-même, plutôt l’humour que le désespoir
permanent, plutôt l’amitié et ses projets impossibles que la résignation et
l’enfermement.
Je t’écris
le soir de ta mort et je n’ai pas réfléchi deux fois sur le fond et la forme.
Je t’écris à toi parce que je ne peux pas abolir la distance qu’il y a entre
nous, ni tourner le dos à notre amitié qui s’était prodigieusement enrichie ces
derniers jours. On se voyait peu, mais quand on se voyait c’était une évidence.
Et notre projet futur ressemblait à un programme pour ne pas se perdre de vue.
On en riait de joie. Un projet à deux écrivains. Etre capable de cela. Nous
embarquer sur la même ligne de flottaison pour une grande aventure, briser la
solitude des écritures, édifier quelque chose de plus grand que la fatalité. Et
je ne crois pas que c’est la fatalité qui a gagné. Je crois simplement que tu
me laisses tout le boulot pour une très longue sieste, que tu commences la
révolution démocratique par la proposition numéro un d’Albert Cossery dans Les Fainéants de la vie fertile – mince
on avait parlé de lui la semaine passée et moi d’évoquer hier sa liberté de
dandy pauvre oisif et désinvolte, oui tu avais choisi comme lui de faire du
sommeil une arme pour contrer l’accélération du temps, la domination et
l’impératif aliénante du travail. C’est bon tu peux te réveiller, tu l’as
dis-toi même : plutôt la vie.
En
fait je ne sais pas d’où vient cette exhortation à vivre. Mais on la retrouve
dans une gravure de Max Piccard sur la couverture de ton dernier livre, à
paraître dans quelques jours chez En
bas : Propositions démocratiques.
J’en découvre ce soir le contenu. Les lignes flottent dans ma tête, je repense
à ton dernier livre que nous présentions ensemble à la radio le 29 août
dernier, Monarques, et à tous tes
très beaux livres.
Dans
Propositions comme dans Monarques, et la plupart de tes livres, et
quand on t’entend si bien en parler, il y a toujours une sorte de philosophie
de l’amour et de la tendresse, malgré et grâce aux failles qui traversent ta
vie et qui t’on donné une certaine sagesse, très étayée par les histoires de
tes lignées et de ta maladie, et mâtinée d’une vision politique du monde qui
obligeait à l’hospitalité, à l’écoute et à l’amitié. Plutôt la vie que la
guerre, plutôt la vie malgré les silences et les fêlures. Plutôt la vie du langage qui rend tout possible.
Ce
projet en Argentine, sacrée Carcasse, on va le faire. Je compte bien sur tes
pensées et un peu de hantise si tu veux bien pour réaliser ce NOUS beaucoup
plus large que toi et moi, dans un projet commun qui s’appelle amitié.
David Collin, le 1er
octobre 2017, Paris.
Illustration Bobi+Bobi |