mercredi 25 avril 2018

ARTICLE, Vers les confins, Revue Vice-Versa littérature, Avril 2018

"Ce volume rassemble une quinzaine d’articles publiés entre 2006 et 2016, en revue ou en ouvrage collectif, auxquels s’ajoutent quelques inédits qui éclairent et complètent le propos ; ces textes ont pour thème le voyage vers ces lieux incertains, imprécis et situés à une lointaine frontière que sont les confins; ils traitent de l’aventure intérieure que favorise le voyage si l’on sait s’oublier, d’une quête existentielle où il s’agit de ne s’attendre «précisément à rien», tout en étant porté par l’espoir de trouver «cet accès si discret au cœur de soi, et parvenir au point où se rejoignent l’intime et l’extrême géographique». 
De quel genre littéraire relève cet ouvrage dans lequel David Collin affirme se résoudre à «renoncer au récit de voyage» pour «raconter ce que [il] n’avai[t] pas vu ou pas su voir»? Entrecroisant savamment souvenirs de voyage, réflexions et références à de nombreux écrivains – poètes, voyageurs, romanciers, philosophes, psychanalystes –, il propose une réflexion dense sur les sensations particulières éprouvées lors des ses déplacements vers «un ailleurs indéterminé et subjectif» ; ces voyages apparaissent avant tout comme une manière d’accéder à son intériorité, puisque le but, qui ne peut être atteint que par hasard, est de faire coïncider le dehors et le dedans: «Un voyage solitaire est un retour en soi.» Entre prose poétique et essai philosophique, Collin dessine une théorie du déplacement, où «la transe immobile d’un oubli de soi» est suivie d’un mouvement de retour sur soi; il place, au cœur de ce processus, l’épiphanie, qu’il décrit comme un instant de déstabilisation et d’illumination, un état d’«ouverture absolue au monde et à ce qui s’y présente», «une “apparition”, une “compréhension” particulière du monde», un fragment qui révèle le sens d’un ensemble, de manière fugitive et intense.
L’épiphanie illumine et superpose fugitivement les extrêmes – le lointain et le proche, le passé et le futur, l’altérité et l’identité, l’inconnu et le connu – tout en laissant une impression profonde et persistante. Elle relève d’une conception du monde où les coïncidences ne dépendent pas du hasard mais d’un enchaînement de faits et de circonstances qui possèdent une signification qu’il s’agit de déchiffrer; et enfin, elle transcende la structure linéaire de la temporalité. L’épiphanie présente des analogies avec l’écriture: exploration de limites qu’il serait difficile de définir, moyen de connaissance de soi, quête de sens au travers de signes qu’il faut interpréter et possibilité de déconstruire les enchaînements chronologiques. De plus, elle est liée à notre faculté à combler les interstices grâce à notre imagination: «L’épiphanie se trouve aux confins de deux instants. Elle favorise la fiction, notre capacité à dire ce qui n’existe pas.»
David Collin se dépeint en «aventurier des mondes intérieurs [qui] écri[t] d’un pays lointain». Alors qu’il ne note presque rien sur le moment, l’écriture lui permet ensuite de revenir sur ce qu’il a vécu, de se ressaisir des faits, non pas au passé, mais au présent: «Il se passe quelque chose, et l’écriture en retrouve l’épaisseur, dénoue les fils des coïncidences qui ont précipité l’avènement de ce bouleversement intérieur […].» Par ailleurs, il aime, durant ses voyages, flâner, observer ce qui l’entoure sans attente précise, et cette méthode aléatoire se retrouve dans sa manière de rédiger: «Au fur et à mesure de mes projets d’écriture, les éléments mus par le hasard, assemblés, constituaient un art incertain d’écrire, de s’écrire.» Il compare la rédaction à un déplacement qui se déroulerait à la fois dans un lieu physique et dans la langue: «J’écris comme un détective qui avance sans preuve, observateur et scribe aveugle scrutant l’espace géographique dans lequel il évolue, l’espace linguistique dans lequel il écrit.»
Dans le volume, les textes ne figurent pas dans l’ordre chronologique de leur parution mais sont regroupés par thématique. Une pensée se construit, au travers de plusieurs expériences fortes et fondamentales, qui apparaissent comme des variations d’une même quête du sens de notre présence au monde: l’impression de déjà-vu, le trouble extatique que suscite le saut dans l’existence et le bouleversement intime qu’est l’épiphanie, que Walter Benjamin nomme illumination profane. Cependant, si une logique se dégage indéniablement de l’ensemble, cet agencement parfois erratique, voire labyrinthique, désoriente au premier abord. Peu à peu, on réalise que cette construction par empilements de strates et mouvements de spirales, qui brouille la temporalité, nous oblige, en tant que lecteur, à vivre cette expérience de la déstabilisation qu’est l’épiphanie, telle que l’auteur l’éprouve au cours de ses voyages, et aussi alors même qu’il rédige: 
Le processus de l’écriture est un travail de stratification: une œuvre confuse est en chantier, elle se compose de textes et contextes, de récits et corrections. Quand vient la fatigue, les mots se dérobent sous le crayon, les lignes se dédoublent, la vue se brouille, les pages se densifient, camouflent plus qu’elles ne révèlent – il y manque des contours, ça flotte dans le blanc. Cette mise en danger du corps, perte d’équilibre et vacillement incertain, favorise les apparitions, engendre des récits imprévisibles, des fragments désorientés. Comme les parasites neigeux qui crépitent sur un écran sans image, le regard est aspiré par les turbulences; en surgissent parfois une forme inconnue, une idée lumineuse.
La lecture de Vers les confins offre ainsi la possibilité de se perdre et de s’oublier, mais surtout nous incite à voyager hors des sentiers battus, à ne craindre ni le flou ni la confusion, à dériver, jusqu’à cet instant précieux et aléatoire où tout coïncide, où tout fait sens." Claudine Gaetzi

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